JEAN-LUC VERNA – ETOILE INSOUMISE /// LAURA #12

Jean-Luc Verna (né en 1966, à Nice) est un artiste protéique, exigent et insatiable. S’il a une prédilection pour le dessin, dont il enseigne la pratique à la Villa Arson depuis le début des années 1990, il est aussi danseur, performeur, acteur, chanteur ou encore sculpteur.[1] Il fait bouger les lignes du statut traditionnel de l’artiste en expérimentant différentes formes, mediums et collaborations. L’art est intrinsèquement lié à sa vie, son être. Après une période trouble, il entame une formation artistique et décroche un diplôme en peinture. C’est toutefois le dessin qui l’emporte, rapidement il devient vital. Jean-Luc Verna le compare volontiers à sa propre colonne vertébrale. Dessinateur aguerri et acharné, il entame une traversée du désert avant de devenir le protégé de la galerie Air de Paris en 1991. Ses dessins, wall drawing et photographies mêlent sans complexe l’art classique, le rock et son expérience personnelle. Il a progressivement construit une iconographie multiréférentielle, ambiguë et inédite à l’image de sa personnalité.

 Dessinateur Archéologue

Pour se donner une nouvelle impulsion, Jean-Luc Verna prend la décision de devenir artiste en 1987. Il commence par la peinture, mais reviendra rapidement à son premier amour : le dessin. S’il en maîtrise parfaitement les techniques, Jean-Luc Verna est un éternel insatisfait. Il a donc élaboré une technique spécifique lui permettant de transformer, d’altérer et de dénaturer le dessin cru qu’il ne présente jamais au public car il est pour lui « un objet d’amertume et presque de honte »[2]. Le dessin qui peut être un medium synonyme d’immédiateté perd ici volontairement toute sa spontanéité au profit d’un travail de longue haleine. Un processus impliquant une relecture de son trait. Comme pour la chanson, le cinéma expérimental et la photographie, il procède à une interprétation de son propre dessin originel.

Jean-Luc Verna opte pour la malléabilité du dessin, qu’il construit et déconstruit pour « tuer la vivacité du trait » originel. Il dessine, calque, photocopie, agrandit, brouille, floute, transfère, frotte au trichloréthylène, redessine, reporte etc. « Grâce à ma technique, mes dessins ont des manières un peu différentes : une réaliste, un peu photographique, une autre plus pop, détourée, une autre plus déglinguée, accidentée etc. » Il accorde beaucoup d’importance aux imprévus, aux taches et aux aspérités. Il préfère d’ailleurs travailler avec des photocopieurs anciens, des matériaux instables. Lorsqu’il atteint l’état désiré, l’artiste rehausse certaines parties de crayon, de pastel sec, de pierre noire ou de fard à paupière. Le maquillage joue un rôle essentiel non seulement dans le quotidien de l’artiste mais aussi dans son univers artistique : le déguisement, le camouflage, le travestissement, sont des éléments qui enrichissent et complexifient ses images. Le dessin cru est finalement enseveli sous différentes couches et transformations.

Sur le trait noir, la couleur est disposée avec parcimonie. Elle est quasi inexistante. « Je n’aime que les couleurs mortes. Je n’applique de la couleur que sur les zones déjà noircies. Il n’y a jamais de couleurs vives, toujours des fantômes de couleurs en adéquation avec cette fausse archéologie du dessin retrouvé. ». De plus, le choix des supports est éclairant. Il travaille uniquement des papiers anciens, souillés, vieillis. « Ce sont des papiers qui ont vécu, qui en ont vu, comme moi. Je les trouve à la poubelle, dans des brocantes, chez des amis ou dans des vieux stocks. C’est un papier qui est en train de mourir aussi, qui est déjà malade de sa propre acidité. J’aime l’analogie entre le papier et l’expérience humaine, cette manière qu’ils ont de vieillir et de s’oxyder comme des humeurs humaines : transpiration, salive ou la lymphe. Tout vieilli dans les ambres, des tonalités avec lesquelles je me sens chez moi. » Il travaille aussi sur des voiles ou directement sur les murs des lieux ou il est invité à exposer. Lorsqu’il transfère un dessin sur le mur d’un espace d’exposition, il s’imprègne d’abord du lieu pour accorder au mieux l’œuvre aux contraintes spatiales, aux défauts et failles du lieu. Alors le dessin intègre une logique interne.

Monstres, fées et guitares

 Son œuvre dessinée met en scène des créatures faisant écho non seulement à la mythologie antique, à l’art populaire, à l’iconographie religieuse mais aussi à l’art du XIXème siècle et à une riche mythologie personnelle. Cette dernière est construite à partir de l’histoire de la musique (de Debussy à Amii Stewart en passant par Blondie, Barbara, The Cramps etc..), de l’art et de sa propre expérience. Ses dessins traduisent un mélange pertinent entre académisme artistique et attitude (post) punk. Il se plaît à se penser comme étant le « Michel-Ange New Wave ». Les influences sont multiples, elles dialogues et fusionnent, instillant ainsi le caractère intemporel et original de son travail. Il nourrit son imaginaire en puisant dans l’art de la Renaissance et du XIXème siècle, ainsi que du dessin contemporain, de la bande dessinée et de la musique. De ce fait, Robert Crumb tutoie les gravures de Félicien Rops, ou encore Théodore Géricault avec Raymond Pettibon, les dessins de Michel-Ange avec ceux d’Ingres, Alfred Kubin avec les X Men. Les ponts se forment avec équilibre et audace.

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 Ses dessins sont peuplés de méduses, sa satyres souriants, d’anges transpercés, de squelettes à talons hauts, de faunes masqués, de femmes fatales en cuissardes, des sirènes étoilées. Des êtres hybrides, transgenres, mi-humains, mi-animaux ou fantomatiques, qui donnent chair à aux idées et aux émotions de l’artiste. « Représenter ces créatures est une façon pour moi de parler des gens, ce sont des incarnations différentes qui traduisent nos humeurs et nos sensations A un moment donné on se sent faune, à un autre satyre. » Le panthéon de Verna est composé de figures grinçantes, cyniques, grimaçantes, rieuses, sombres et mélancoliques. Ils sont parés de motifs récurrents : étoiles, flèches, talons hauts, fouets, liens, crânes, guitares et fleurs. Verna précise : « Mes dessins ne sont pas cruels, mais ils sont souvent un genre de rire très inquiet ou un sourire un peu angoissé. Un rictus. Le rire est aussi la première réaction face à la peur, le sourire aussi. À la base, je suis plutôt triste. Je porte un regard inquiet et non rempli d’espoir sur le genre humain. » Dans un univers sombre, la vie grouille et se débat. Au-delà des souffrances que ses personnages semblent subir ou s’infliger, les corps affichent des mouvements gracieux, fiers et envoûtants.

 La représentation des corps est centrale dans sa pratique. La plupart de ses personnages sont nus, leurs corps sont examinés autant pour leurs beautés que leurs imperfections. Jean-Luc Verna entretient un rapport charnel avec eux. Il étudie les corps et maîtrise l’anatomie à la perfection. « L’anatomie est au centre de ma vie. Quand je dessine, je dessine mon corps, je termine quasiment tous mes dessins au miroir. C’est toujours moi, et les autres en même temps. » En effet, au fil de ses dessins, nous découvrons quelques autoportraits toujours emprunts d’une mélancolie lancinante. Nu sur un fond noir, il apparaît dans les bras de sa muse Siouxie Sioux qui le retient avec tendresse. Harnaché de cornes et de pattes animales, il incarne lui-même ses créatures à la fois démoniaques, séduisantes et attachantes. Tantôt dramatique et grave, tantôt grimaçant et persifleur, Jean-Luc Verna dirige un théâtre inquiétant dont chaque pièce dépeint les bassesses, les travers et les charmes du genre humain.

 Siouxie Sioux : Modèle et Muse

 Son premier tatouage est réalisé sur sa cuisse : un portrait de Siouxie Sioux, leader charismatique du groupe post punk Siouxies and the Banshees. Adolescent, Jean-Luc Verna découvre la chanteuse sur le petit écran. Son apparence, son charisme et sa voix lui font l’effet d’un violent électrochoc. Cette découverte est si puissante, qu’elle déclenche des changements radicaux, il prend conscience de son corps, son apparence et de ses envies. Verna commence à se maquiller, change de coiffure et prend la décision de s’affranchir de sa famille. Son corps qui ne correspondait pas à ses attentes et à sa personnalité va peu à peu incarner une esthétique punk et New wave, en accord avec une esthétique qu’il affectionne.

 Siouxie Sioux devient un modèle à suivre. Un modèle non seulement esthétique, artistique mais aussi éthique et politique. « C’est une femme que j’aime pour moi qui suis féministe. Elle a de la puissance, elle prend sa destinée en main, elle ne se laisse pas avoir par une industrie menée par des hommes. C’est la femme libre et puissante. C’est Wonder Woman. Elle est un exemple magnifique. » Une puissance et une liberté sans compromis qu’il va transférer dans ses dessins où les portraits de la chanteuse se multiplient. Selon Verna, Siouxie incarne la tragédie antique, « elle possède ce caractère transhistorique que j’aime dans le dessin et dans la littérature. Elle est à la fois la Pythie, la magicienne, Circé, la vampe etc. ». C’est donc naturellement qu’elle fusionne avec différentes références : mythologiques, artistiques, religieuses et populaires.

 En 2001, au MAMCO à Genève, Christian Bernard l’invite à produire un all-over sur le sol d’une salle d’exposition.[1] Jean-Luc Verna réalise Chapelle Siouxtine, un portrait de Siouxie avec son ex mari, harmonieusement intégré à l’imagerie fantasmagorique du Palazzo del Tè de Giulio Romano. Ainsi l’égérie post punk se marie avec le maniérisme italien du XVIème siècle. Les fresques du Palazzo del Tè à Mantoue sont un trésor de curiosité enfermé dans une architecture classique et austère. Le bâtiment est composé de plusieurs salons où tour à tour le visiteur rencontre la grâce, l’érotisme et la violence. « J’aime le maniérisme et j’adore le Palais du Té de Giulio Romano, je voulais à la fois représenter ma Sixtine (Sixtine Siouxie évidemment), les deux ont convergé et fusionné. »

 Plus récemment, il a exposé à la Galerie Saint-Séverin à Paris, une œuvre surprenante intitulée Suzanne-Janet Préault (2011).[2] Il s’agit d’un portrait de Susan Janet Ballion (alias Siouxie Sioux) allié à la sculpture-médaillon d’Auguste Préault, Le Silence (1842-1843, Musée du Louvre, Paris). Verna a conservé le format médaillon, les drapés et la pose de la sculpture originale. Le doigt sur la bouche, Suzanne-Janet demande le silence. Le Silence est le fruit d’une commande pour la tombe de Jacob Roblès. Le visage féminin évoque donc le silence de la mort, le silence éternel. Sur un fond d’un noir intense, le visage de Suzanne-Janet apparaît comme une ombre, un fantôme. Elle semble surgir des ténèbres pour nous livrer un message macabre.

 Tour à tour Siouxie se fait femme fatale, sorcière, none ou prêtresse. Les surprenantes interprétations de Jean-Luc Verna forment un corpus d’œuvres dotées d’un caractère intemporel. Le passé est réactualisé, le contemporain se fait antique. Les périodes, les styles et les genres se télescopent sous nos yeux. L’artiste jongle avec élégance et mélancolie avec ses références, ses idoles et ses maîtres.

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 Body in Progress

 Il est impossible de mener une analyse du travail de Jean-Luc Verna sans mentionner son corps que nous qualifions ici de body in progress. S’il est difficilement satisfait de ses dessins, il en est de même pour son corps. Depuis le début des années 2000, il met en scène son propre corps. Un corps qu’il qualifie lui-même de monstrueux, au sens étymologique du terme, un corps que l’on montre, que l’on expose pour sa beauté, ses imperfections et sa différence. Le corps de Jean-Luc Verna est façonné à son image, grand, musclé, tatoué, percé, maquillé. « Je veux un corps qui soit mon idéal qui soit un juste équilibre, une harmonie entre mon principe masculin et mon principe féminin, entre mes muscles et mon gras, ma puissance et ma grâce. » Sa peau est voilée d’une résille tatouée formée d’étoiles, de portraits, de mantra et de références personnelles. Le panthéon de sa chair est entre autres composé de Nico, Blondie, Iggy Pop et Diamanda Galas. Sa peau est progressivement devenue un livre ouvert sur son intériorité. Elle est un journal intime codé, imagé. Chacun de ses tatouages est le souvenir indélébile d’une rencontre, d’un amour, d’un lieu ou d’une phrase qui ont d’une manière ou d’une autre marqué son expérience personnelle. « Le tatouage, le piercing, le maquillage ou les vêtements me permettent d’avoir un costume de scène pour affronter la vie. […] Le corps est un vaisseau qui explique tout le fonctionnement de la vie, dans sa gestion, ses fêlures, ses faiblesses, ses messages. »

 Son travail photographique découle naturellement de son cheminement corporel. En 1999, La Villa Arson lui confie un projet d’exposition en ligne (la première du genre). « J’ai visité le Louvre et là je vois une statue de la reine Karomama de la 18ème dynastie, une terre cuite. Une femme un peu penchée dans une position de boxeur, un peu étrange. Et là je pense immédiatement à Siouxie avec ses tambourins : révélation ! » La nuit suivante, il crée 50 Poses Utiles pour le dessin. Chaque jour est publiée une image de l’artiste nu et posant de manières différentes. Les poses sont les fruits d’une interaction originale entre l’histoire de l’art et celle du rock. Le dialogue entre histoire de l’art et le rock, le High et le low, l’élite et le populaire, est saisissant sur le plan esthétique. À partir de deux images connues, historiques, Jean-Luc Verna crée une troisième image au sein de laquelle son corps devient vecteur d’hybridation. Son corps allie des références apparemment opposées.

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 Dans ses dessins comme au cinéma et sur la scène, Jean-Luc Verna décloisonne le statut d’artiste et le genre. Il instaure une interdisciplinarité singulière et extrêmement prolifique. Il collabore depuis plusieurs années avec le réalisateur Brice Dellsperger qui produit un cinéma expérimental basé sur la figure du double. Jean-Luc Verna est devenu l’unique doublure de ses films. Dellsperger pioche dans l’histoire du cinéma et procède à des remakes de scènes ou de films. En 2000, il réalise Body Double X, une réadaptation de L’Important c’est d’Aimer (1975) d’Andrzej Żuławski, dans lequel Verna interprète tous les rôles, masculin comme féminins : Romy Schneider, Fabio Testi, Klaus Kinski etc.  Par un jeu de miroir, le principe masculin de l’artiste dialogue avec son principe féminin. Ils s’associent, créant ainsi un troisième espace transgenre au sein duquel s’établit la réflexion de Dellsperger. Grâce au travestissement, à l’incrustation vidéo et autres trucages, ses films vont au-delà du genre. Le genre est démultiplié, éclaté.

 Alors qu’il se travestit pour interpréter les rôles féminins, Jean-Luc Verna se métamorphose en Onnagata. Dans le théâtre kabuki au Japon, les Onnagata (ou Oyama) sont les acteurs qui traditionnellement interprètent les personnages féminins. Une corrélation culturelle inscrite sur la peau de l’artiste dont le crâne porte le tatouage de l’idéogramme Onnagata.  « Je ne me suis jamais vu en homme, je ne me considère pas comme un homme, je suis un truc, je suis comme une image qui bouge. Je ne me suis jamais senti comme un homme, un corps réel. » Cette identité sexuelle brouillée et complexe est aussi explorée lorsqu’il collabore avec la chorégraphe Gisèle Vienne dont l’univers mélange sexe, mort, fantasme et violence. Un cocktail trouble et érotique qui trouve un écho dans la pratique de Verna. En 2004, il danse et joue dans I Apologize (texte de Denis Cooper) où il livre une multiinterprétation de son propre travail. Tout comme Jean-Luc Verna, Gisèle Vienne interroge, bouscule avec trash et pertinence le corps, le genre et les côtés sombres de l’âme humaine.

 L’œuvre de Jean-Luc Verna peut être comparée à un orchestre, composé de différents instruments allant de la harpe à la guitare électrique. En véritable chef d’orchestre, il impose une harmonie inscrite dans la différence, la singularité, l’intemporalité et l’irrévérence. Dessin, photographie, danse, interprétations et sculpture se complètent et participent chacun à l’écriture de la partition de son art total. Depuis les années 1990, il produit une œuvre cohérente, franche et intemporelle. L’extraordinaire envergure temporelle déployée dans son œuvre est à la mesure de la complexité de sa réflexion artistique. Ses réinterprétations amènent un déplacement des références, un glissement du genre, une déconstruction iconographiques et une lecture personnelle non seulement de l’histoire de l’art mais aussi de l’imagerie tchip du XXe et du XXIème siècle.


[1] Jean-Luc Verna est le chanteur du groupe I Apologize, composé de Pascal Marius et Gauthier Tassart.

[2] Toutes les citations de l’artiste sont extraites d’un entretien réalisé entre l’auteur et Jean-Luc Verna (Paris, juin 2011).

[3] Jean-Luc Verna, Siouxie dans le Palais du Tè, du 4 novembre 2001 au 22 septembre 2002, MAMCO, Genève.

[4] Exposition du 23 juin au 5 septembre 2011, Galerie Saint Séverin, Paris. Commissaire : Valérie Da Costa.  Voir : http://www.paris.catholique.fr/Galerie-Saint-Severin-Jean-Luc.html.

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+ Laura #12 est Téléchargeable ici : http://groupelaura.free.fr/LAURA12.html

++ Plus d’informations ici : http://groupelaura.free.fr/

+++ Le texte est également disponible sur le site de l’AICA FRANCE

++++ VOIR /// Jean-Luc Verna – Salut les Terriens (C+ / Février 2015) / http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-salut-les-terriens/pid7527-salut-les-terriens.html?vid=1215935

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